Rocé est un personnage à part dans le paysage rapologique français. Le
bonhomme en lui-même tout d’abord. Si José Kaminsky, de son vrai nom, a
grandi en banlieue parisienne, il est né en Algérie, d’un père juif argentin
d’origine russe (le fameux résistant et militant Adolfo Kaminsky) et d’une
mère algérienne. Ce vécu atypique de véritable "citoyen du monde" a forgé
l’identité musicale incomparable de l’artiste Rocé. Car Rocé ne ressemble à
aucun autre rappeur. Et même si son premier album était de facture
relativement classique (mais néanmoins très bon), la suite de sa carrière
s’est dessinée hors des sentiers battus. "Identité en Crescendo" son 2e opus,
en est l’illustration parfaite. Cet ovni, a mi chemin entre rap, jazz et
inspirations philosophiques, a été co-écrit avec une
écrivain-poétesse-philosophe et composé avec de nombreux musiciens de tous
bords dont le légendaire saxophoniste américain Archie Shepp. Si la qualité
de l’écriture et de la pensée est impressionnante, le contenu artistique de
cet album semble s’être un peu perdu en chemin, l’artiste sacrifiant sa
spontanéité, sa percussion, sa substantifique moelle hip-hopienne sur l’autel
de la complexité et de l’expérimentation. Si un certain public bobo s’en
trouvait ravi, le noyau rap de son auditoire avait de quoi être désarçonné,
même si Rocé ne fait clairement rien dans le but de plaire à tel ou tel type
de personne. Force est de constater que son 3e album "L’Être humain et le
Réverbère" a gommé ces imperfections et rectifié quelque peu le tir. Si la
qualité de la plume est plus que jamais présente et le fond prépondérant, le
tout est redevenu tranchant.
On a ici affaire à un vrai bon album de rap français, mature, construit,
réfléchi mais aussi incisif et saignant. Et cela sans perdre sa richesse
d’esprit et son originalité, comme le simple intitulé de l’album suffit à le
prouver : "L’Être Humain et le Réverbère" ! Kézaco ? Un concept farfelu, ou
plutôt une comparaison audacieuse, explicitée dans le morceau éponyme. Le
conceptuel est d’ailleurs présent d’un bout à l’autre de l’album avec des
titres comme "Carnet de Voyage d’un Être sur Place" ou "Jeux d’Enfants" aux
intonations digne du 1er album "Top Départ". En fait, son 3ème album est un
subtil condensé des points forts de ses 2 premiers. Chaque titre est une
opportunité pour Rocé de nous expliquer ce qu’il pense de la mentalité des
gens, des médias, de l’éducation, de la société, du monde dans lequel nous
vivons et même des autres rappeurs. Tous les titres contiennent matière
à débattre sur tous ces sujets là ; cf. parmi tant d’autres "Le Cartable
Renverse", "De Pauvres Petits Bourreaux" ou "Des Questions A Vos Réponses".
Ce dernier morceau est un véritable hymne à la réflexion sur notre mode de
pensée. Je vous recommande d’ailleurs fortement d’écouter au calme ce titre
ci et d’analyser les paroles (que je mets à votre disposition juste en
dessous, on fait les choses bien chez Kaiserben !). Rocé ne cesse d’ailleurs
d’inciter l’auditeur à se forger son propre avis sur toute la soupe qu’on
nous vend, comme il nous le rappelle sur le refrain de "Mon Crâne Sur Le
Paillasson" : "si tu n’es pas libre, je ne suis pas libre", où quand l’esprit
libéré de l’auditeur fera éclater toutes les normes et le formatage de
l’artiste, intrinsèquement lié à son public. En d’autres termes, arrêtons
d’écouter ou de regarder de la merde et la merde cessera d’elle-même.
L’ouverture d’esprit demandé à l’auditeur n’est pas qu’un conseil en l’air
puisque Rocé se l’applique à lui-même en naviguant entre les styles musicaux.
Outre le jazz et le hip-hop, il fait cette fois la part belle à la scène
alternative en invitant Hayet sur le psychédélique "L’Objectif". L’instru
electro de ce titre ne passe pas trop en ce qui me concerne, tout comme
l’ambiance enfantine de "Au Pays De L’Egalite", seul véritable point faible
de cet album. On notera aussi , qu’après avoir remis au gout du jour le
"Météque" de Moustaki sur son skeud précédent, Rocé rend ici hommage à Brel
en reprenant "Les Singes" aux saisissantes paroles, toujours autant
d’actualité, 50 ans après.
Pour toutes les bonnes raisons évoquées jusqu’ici, "L’Être Humain et le
Réverbère" se doit de passer entre le maximum d’oreilles et surtout de
cerveaux.